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Ordo ab chao - De Décathlon au fauteuil

Dernière mise à jour : 29 sept. 2022


Parcourir les interminables allées du temple du sport quand on marche difficilement avec des cannes, ça relève de l’expérience initiatique. Limite provocatrice. Ou masochiste, selon l’humeur.


Janvier 2021: mes pieds continuent de buter sur le sol, me projetant en avant et menaçant chaque pas d’être l’heureux papa d’une énième chute.

La spasticité est au top. Mes mollets et mes genoux sont des blocs d’acier dépourvus de super pouvoirs; ça aurait pourtant été sympa, de proposer une compensation, un geste commercial, quoi!

Ecoutez madame, on vous nique vos jambes, c’est vrai, mais en échange, vous pouvez scier du bois directement sur votre mollet; il ne bougera pas! Si vous n’avez pas l’âme forestière, vous pouvez vous servir de vos jambes comme établis pour tous travaux de bricolage. Il faudra juste bien les coller, pour éviter le classique creux du milieu de lit.


Pas bricoleuse? Il reste l’option musicale: chaque zone de vos mollets correspond à une note de la gamme. Une simple cuillère en bois vous permettra de vous amuser de longues heures à composer des mélodies, qui, nous n’en doutons pas, égayeront vos soirées amicales de blind test.

Tout compte fait, laissez tomber les compensations. Je prends le colis sans le classique carton de retour en cas de produit «non conforme».


Pas le choix. Mais ça pique dur. Je devrais dire: «ça déchire dur» parce que ça ressemble plus à des lames qu’à des aiguilles. Des lames scotchées à l’intérieur d’une gangue d’acier, qui elle-même emprisonne mes jambes.

Déchirures brûlantes quand je marche ou tente de lever les genoux lors de mes auto-séances de gym. Je continue quand même, pour le sens du combat, l’aversion pour la désertion et pour garder un peu de panache face à mon ennemi invisible.


La raison l’emporte souvent et je ne m’acharne pas quand la douleur persiste. En tout cas pas en mode bourrine, ce qui me change. Je tente la ruse des exercices fractionnés, courts et disséminés tout au long de la journée. J’essaie la surprise, la proposition amicale, l’apprivoisement du fauve ou…le malentendu d’une fausse connivence.


Comment rester psychiquement droite quand le corps part de travers? Comment garder les yeux sur la ligne d’horizon quand le chaos bouillonnant du bas tente de me happer dans mon entièreté? Je le vois, je le sens et c’est du lourd, de l’épais, du visqueux.


Les couches de mon ego s’effilochent unes à unes comme les pelures d’un oignon et les bases fondent. Finie l’enseignante-formatrice. Exit la danseuse. Bye bye la joggeuse. Adieu la fille hyperactive du quotidien. Terminado. On ferme la boutique pour liquidation avant éventuelle reprise.

On ne sait pas trop à quoi va ressembler la nouvelle vitrine. A priori, on va la laisser couverte de «blanc de meudon» - l’espèce de truc blanchâtre des vitrines qui indique «circulez, il y a eu de la casse mais il n’y a plus rien à voir».


Cela dit, il se passe des trucs à la cave. On entend des grincements, des crépitements, des engrenages…des pleurs aussi parfois. Eau salée pour linge sale. L’iode lacrymale est un bon agent de blanchiment .Une sorte de recyclage.


J’ai envie de renaître à moi-même. La lectrice- adolescente de Baudelaire que j’étais, l’inconditionnelle des Fleurs du Mal et la perfusée du poème «Spleen», c’est fini aussi.

Non, l’Espérance ne se cognera pas à des plafonds pourris, l’Espoir ne pleurera pas, et l’Angoisse ne plantera pas son drapeau noir sur mon crâne incliné.


Les jours noirs ne seront pas plus tristes que les nuits, même si la nuit noire de l’âme frappe à la porte parfois. Il ne se passe pas une journée sans que je ne sois confrontée à mes ténèbres. Mais il ne se passe pas une journée non plus sans que je ne sois éclairée par la lumière.

Vols d’oiseaux, soleil, lune, lumière, arbres: ils me scotchent sur place et l’émerveillement toujours renouvelé me remplit de force. Un vrai système de vases communicants, ressenti fortement corporellement: la maladie me vide de mon énergie, en me siphonnant par le bas, tandis que la nature m’apporte des louchées de joie par le haut.


C’est l’histoire d’une cantinière aux formes généreuses qui ressert abondamment une gamine dont le contenu de l’assiette est racketté par des harceleurs. Faut-il manger plus vite que les coups de fourchettes des voisins ou au contraire savourer longuement en bouche? La réponse est dans la question.


C’est l’histoire d’une fille qui va à Decathlon un après-midi de janvier 2021. Elle sait que ça être dur côté moral et qu’il n’y aura ni arbres, ni oiseaux dans le hangar bleu pour la ressourcer. Il faudra donc aller puiser dans ses entrailles, mention ressources internes.


Mes chaussures ont tenu 18 mois, un vrai record car habituellement la semelle s’ouvre en 3 semaines. Sauf que là, il n’y avait plus de gomme sur le bout de la chaussure et le dessous s’était tellement abîmé que j’ai fini aux ciseaux le morceau qui pendouillait, pour lui éviter d’accrocher tout micro-obstacle. Un nouvel approvisionnement était urgent vu la gueule de la godasse droite.


Les rayons vomissent de combinaisons de ski, tenues moulantes, polaires anti- pluie, anti- froid, anti-flemme. Le culte de la performance physique s’étale aux quatre points cardinaux. Je m’amuse à compiler ce qui ne m’a jamais attirée –un paquet de sports, donc de rayons – et ce qui me manque – la randonnée.


Bon… je m’en tire pas trop mal côté frustration. Merci la rationalisation objective. Réfléchir avec la tête froide, ça peut aider pour ne pas sombrer dans la noirceur de deuils imaginaires.

Fondamentalement, rien n’a vraiment changé par rapport à mon état d’esprit de fille valide quand je sillonne les allées, à part l’économie de pas et l’optimisation de la trajectoire.

Et ce n’est pas rien car l’opération «déchirures de muscles» bat son plein. Mon sevrage de médocs se paie.

Au rayon «marche sportive femme», j’ai un sourire interne: j’imagine les préposés aux caméras de vidéo surveillance se cacher la bouche d’effroi et réprimer un haut le coeur. Imposture! Une invalide civile a osé entrer dans le périmètre d’achat des nanas bien foutues qui entretiennent leur corps avec la marche nordique, ce qui permet de raffermir aussi les fessiers partenaires de leur canapé Ikea.


Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle fout là, la boiteuse?


La légitimité inconditionnelle et le respect de soi n’adviennent pas encore tout seuls. Ils ont besoin de se couvrir d’autodérision , un de mes boucliers. J’accepte mes limites et laisse se décoller ce qui se cache à l’arrière du bouclier: une pelure d’oignon teintée de honte.

C’est marrant de regarder le passage de mes pensées comme les nuages du ciel.

C'est marrant d'être consciente de ma décision du jour, véritable évidence: entamer les démarches pour un fauteuil afin de ne plus souffrir en marchant mais sourire en roulant.


Descendre au fond du puits, regarder son reflet et remonter. Jusqu’ à la prochaine fois.

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