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La caisse "handicapés et moins de 10 articles"

Dernière mise à jour : 7 sept. 2022


A la dame inconnue qui m’a donné envie d’écrire.


L’étonnante association lexicale entre un état physique et un nombre de produits. Quel rapport y a -t-il entre un handicap et cinq canettes de bière ?

Sans doute le mariage de raison du qualitatif et du quantitatif, sous les néons d’un hangar métallique grimé en temple de la consommation.

A moins que ce ne soit le purgatoire des caissiers/ères, un rite initiatique pour se former à la gestion de crise, un boulot de négociateur du RAID sans la cagoule ni l’«aura» qui va avec. Juste une blouse et un badge avec le prénom pour humaniser le moment de l’échange monétaire.


Quand on a le visage lisse d’une presque cinquantenaire et surtout un semblant de sourire, notre présence à cette caisse est suspect pour les clients qui nous suivent.

La sclérose en plaques ne saute pas toujours aux yeux, surtout avec l’appui de la barre d’un caddie qui empêche de trébucher.

A chaque fois, des regards de haut en bas ou l’inverse, des sourcils froncés et quelques secondes plus tard, la question qui tombe comme un couperet :

«Vous avez votre carte, au moins?».


L’aigreur du ton dépasse les classifications de genre ou de niveau socio-culturel. Un dénominateur commun : la délicate personne est plus âgée que moi et ne sourit plus depuis longtemps déjà. Les plis d’amertume autour de la bouche ont fait tomber le potentiel rieur des fossettes. Rien à voir avec toutes les personnes âgées rayonnantes que je côtoie dans ma vie au quotidien.

Quand l’hôte ou l’hôtesse de caisse s’y met, cela ajoute du rouge aux joues. Du maquillage naturel qui donne bonne mine et témoigne d’une saine vascularisation :

« Madame, cette caisse est réservée aux moins de 10 articles et aux personnes prioritaires ».


Alors au début (et le début a duré longtemps chez moi), je suis prise de court et je bafouille comme une écolière qui n’a pas accordé le participe passé avec le verbe être.

« Euh oui, je l’ai… ».

Le léger hochement de tête empathique du professionnel est rassurant mais le consommateur Pitt Bull ne lâche pas sa proie avec une telle pâture.

Face au regard toujours suspicieux, je dépose ma carte prioritaire sur le tapis roulant. Cela ne change pas grand-chose à l’attitude de défiance. Après tout, cela pourrait être la carte de ma grand-mère, prêtée sous couvert de système D, habillage vertueux de la fraude à la petite semaine. D comme Français, quoi, diraient les coutumiers du fait.


C’est donc avec empressement et tête baissée que je range mes courses, honteuse d’avoir honte. P…… de SEP.

Je ne sais plus combien de fois j’ai vécu ce scénario, interprété avec des acteurs différents, mais respectant à la lettre texte et intonations.

Et le 28 février 2020, il y a eu la bascule.


L’éveil de la rage et de la contre-attaque à la caisse prioritaire.


La vieille dame derrière moi qui a aboyé le désormais classique :« vous avez votre carte au moins ? » a reçu une première cartouche.


« Madame, je vous informe que je sais lire les indications écrites de la caisse ».

J’étais fière de moi et n’en revenais pas de mon audace.


Son visage continuant de se déformer par un sentiment de spoliation extrême, elle continue : « je vous demande si vous avez votre carte ! ».

Agacée par tant d’acharnement, un QCM s’affiche immédiatement dans mon esprit.


Réponse 1 :  Vous êtes de la police ? De quel droit me posez-vous cette question ?


Réponse 2 :  Je n’aurais pas aimé vous rencontrer entre 1941 et 1945 Madame. Vous concentrez toutes les qualités de la milice française.


Réponse 3 : Je n’ai pas à vous répondre. Seul le caissier est habilité à me poser cette question.


Réponse 4 :  Non seulement je l’ai, mais en plus je contribue à payer votre retraite, même avec un handicap (bon, je sais, c’est petit, mais c’est apparu quand même).


Réponse 5 :  Et vous Madame, avez- vous votre carte ?


Les réponses 3 et 5 ont été les lauréates de ma courte réflexion, le sens de la mesure l’ayant emporté.

La déflagration fut réelle.


Elle a hurlé.

Le caissier a crié : « qui est prioritaire ici ? »

J’ai clamé :« moi».

Elle est partie sans son caddie, le visage empourpré et défait.


Eh ben, me suis-je dit, elle a eu de la chance d’avoir échappé à la milice française et au financement des retraites. Elle faisait un AVC sur le champ.

L’hôte de caisse (j’alterne avec caissier pour plus de fluidité scripturale et pour contribuer à la valorisation sémantique des métiers mal payés – ceux qui se révéleront par la suite être les « premiers de cordée » en temps de crise) est un tantinet déstabilisé. Je me dois donc d’échanger sur ce qui vient de se passer.

Et quelle n’est pas ma surprise d’entendre son témoignage quant à la spécificité de cette caisse, lieu concentré d’aigreur, de rancœur et d’incivilités par ceux-là même qui en sont souvent les victimes.

Les conflits sont légions, chacun s’estimant plus prioritaire que le voisin. Quant au client valide avec neuf articles déposés sur le tapis, il est souvent sommé par celui qui suit de les ranger dans son sac pour « laisser la priorité ».

Gain temporel proche de zéro puisque ranger ou faire scanner revient sensiblement au même.

Il m’indique à quel point cette caisse est redoutée par les salarié(e)s, contraints d’arbitrer, dans la nécessaire délicatesse commerciale, des rivalités dignes de cour d’école.


Ni la vieillesse ni le handicap n’immunisent à 100 % contre la connerie. Ça se saurait.


Depuis, je tente le Drive. Ça tombe bien, le confinement commence.



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