Quatorze IRM au compteur en dix ans, c’est une petite vitesse de croisière, sans escale définitive quand on doit surveiller l’évolution d’une maladie neurologique.
Ce sont des rendez-vous semestriels ou annuels aussi incontournables que la dinde de Noël ou le triple anniversaire avec les frangins, mais aussi l’occasion régulière de mesurer mon niveau de domptage d’une peur primitive : la claustrophobie.
630 minutes de confinement au total, fractionnées en quatorze tronçons de 45 minutes, à l’intérieur d’un sarcophage high-tech, ça a de l’allure comme défi.
La première fois a évidemment été la plus terrible. Un petit questionnaire préalable permet de créer un climat de connivence : civilités, pace-maker , grossesse et une dernière ligne : souffrez-vous de claustrophobie ? En deux secondes de réflexion, je décide que non.
Phase suivante : le passage en cabine d’essayage pour déshabillage et enfilage d ‘une blouse impudique. A mon avis, le styliste qui a bossé pour les hôpitaux est un pervers. Ou un type qui a dessiné les modèles un soir de beuverie pour faire marrer ses potes.
« Eh les gars, regardez le truc : blouse de mamie au recto, et chemin du bonheur au verso ! Vous croyez que ça va passer ?».
Mais oui mon grand, plus c’est gros, plus ça passe. L’espèce de fente de 6 cm de large du cou à la cuisse, c’est vachement sympa pour érotiser la froideur de l’ambiance.
On me perfuse pour m’injecter par la suite du gadolinium, un produit de contraste qui révèle d’éventuelles inflammations neurologiques.
Je m’en veux d’avoir répondu n’importe quoi au questionnaire car je sais que je ne ferai pas machine arrière. Je me fatigue moi-même d’ajouter du défi à la douleur physique et au bouleversement que représente mon hémiplégie naissante. Je ne sais pas encore à ce moment que j’ai une SEP et je viens de faire, bras et jambe gauches désensibilisés, cinquante bornes en voiture pour passer cet IRM qui allait peut-être m’éclairer sur ce qui m’arrive.
J’ai depuis toujours passé mes IRM en solitaire et c’est bien comme ça. D’un concours de circonstances, c’est devenu le souhait de vivre à ma manière une épreuve personnelle qui a besoin de silence et de préparation psychologique.
Après la perfusion, passage en salle d’honneur.
Dans la semi-obscurité, je vois pour la première fois le bijou de technologie qu’est ce grand tube beige, avec civière glissante. Ma gorge se noue et mes muscles se tétanisent quand je réalise que la dimension du cylindre est celle d’un corps entier et que je serai bel et bien à l’intérieur.
Respiration petit chien, aide -moi, ventile -moi.
Il fait drôlement froid dans cette pièce.
On me couvre d’un drap quand je m’allonge sur la glissière, on met un casque bizarre sur la tête, ainsi qu’un autre sur les oreilles car « il va y avoir du bruit ». Mes deux mains ont quelque chose à serrer : la seringue de gadolinium dans la gauche, et une poire-sonnette dans la droite. Je trouve la scène étonnante, d’un point de vue esthétique.
Voyons, voyons, que pourrait-il manquer à la panoplie ? Des cales de bois à serrer avec les doigts de pieds et un os dans la bouche, pour mordre si besoin ? Pas mal, je ferai la suggestion si j’ai du cran.
Ma concentration sur la curiosité de l’accoutrement m’aide à ne pas penser.
« Surtout restez bien immobile durant tout l’examen, c’est très important. Quand vous serez à l’intérieur, vous aurez une petite glace en haut, qui vous permettra de nous voir. »
La malheureuse, si elle savait que le but du jeu allait être de ne surtout pas ouvrir les yeux ! Une paupière relevée et c’est la crise de panique assurée, je le sais. Donc je vais biaiser.
Je ferme les yeux dès que le moteur de la glissière s’actionne et que je sens le mouvement arrière de la civière. « Vous allez bien ? - Euh… oui ».
Le casque est branché sur de la musique « consensuelle » et il n’y a pas de pub, c’est déjà ça. Ouf, je vais pouvoir me concentrer là -dessus pour tenir quarante-cinq minutes.
D’un coup, la violence d’un vacarme me fait sursauter : un marteau piqueur se met en marche. Enfin, plus justement, l’équipe de jour des marteaux-piqueurs, qui tourne à cinq bonhommes hyper motivés. Une vraie symphonie : chaque outil a son bruit, sa cadence et on alterne des solos avec des duos ou l’orchestre tout entier. Le chef de chantier est un as et il sait motiver ses troupes. Autant dire que la « petite musique consensuelle » tapisse timidement le fond sonore.
Arrêt des marteaux-piqueurs au bout d’une ou deux minutes (la pause clope peut-être) et soulagement auditif. Bon sang mais bien sûr, dans Imagerie à Résonance Magnétique, il y a résonance ! On ne dit pas de quoi, certes, pour laisser la surprise mais c’est une ode aux Travaux Publics qui nous font de beaux trottoirs et de belles canalisations.
Dans IRM, il y a aussi Imagerie et là, ça me plaît bien car je suis en terrain connu.
Etre en position horizontale, ne pas bouger et avoir les yeux fermés revient pour moi à dormir et la magie opère en 2-3 minutes chrono depuis toujours. Mais là, il est clair que cela ne sera pas possible. Dans le meilleur des cas, je serai donc en état de conscience modifiée et c’est ce qui s’est passé.
Très rapidement, je change de dimension et me retrouve en Bretagne à la Touesse, ma plage préférée, dans l’eau de Cancale, mon placenta préféré et en étoile de mer dorsale, ma flottaison préférée. L’artillerie lourde est convoquée pour vaincre la peur de l’enfermement.
Je retrouve par la visualisation toutes les sensations corporelles et visuelles : le ciel bleu, les falaises, l’eau salée qui porte, le bien -être total… Il faut juste que je ne reproduise pas la position corporelle, c’est tout.
« Venez-voir, c’est incroyable : on a retrouvé la patiente de 15h30 comme ça, en sortant de l’’IRM : bras et jambes en croix avec des algues dans la bouche et du sable dans les cheveux. »
Récapitulons : le gang des marteaux-piqueurs va revenir à la charge après la pause et va me bousiller brutalement l’état de conscience dans lequel je me suis mise. Sauf à les intégrer dans le scénario. Mais comment faire venir une boîte de Travaux Publics sur une plage sauvage ? L’imagination est au pouvoir, ma petite, à toi de jouer et fais vite !
Bon OK : la Touesse est un écrin de beauté, une plage sans surveillance et se pose le problème de l’absence de sanitaires. Le BTP va donc y remédier. Peu importe que la bétonnière soit plus indiquée que les marteaux-piqueurs, on ne va pas être mesquins sur les détails. Je dois donc m’attendre à entendre les excités du forage par intermittence durant ma baignade, c’est aussi simple que ça. Et ça marche !
Seule la sensation désagréable du liquide froid et métallique qui entre dans mon bras à un moment stoppe le petit film et me ramène à la réalité. Il m’appartient d’en faire une parenthèse ou de faire foirer la suite du scénario.
Je suis arrivée trop loin dans le défi pour me réveiller et ouvrir les yeux maintenant. Allez hop, la rencontre avec une petite méduse urticante ne doit pas faire renoncer au plaisir de la baignade, c’est donc reparti !
Je suis hors espace/temps et c’est génial. Une voix me réveille : « l’examen est terminé madame. »
Déjà ? Je prends garde de garder les yeux fermés jusqu’ à ce que l’on m’enlève le casque, pour être bien sûre d’être à l’extérieur. Un mélange de soulagement et de détente m’envahit, juste avant de me souvenir pourquoi je suis là. J’essaie de lire un indice dans les yeux de la manipulatrice IRM : grave, pas grave ? Rien ne vient.
J’aurai le privilège, cette première et unique fois, de tomber sur un radiologue qui acceptera de répondre à mon insistante requête : me recevoir dans sa cabine pour me dire ce que ses yeux ont vu.
Le spectacle s’affiche sur son écran et les coupes de mon cerveau lui montrent ce que je ne perçois pas : de nombreux hypersignaux sur la moëlle épinière, signant des inflammations démyélinisantes. Je saurai plus tard que ma moëlle ressemblait à l’époque à un sapin de Noël clignotant de tous ses feux. Le diagnostic est évident pour lui et il a le courage de me le dire.
« Je viens de faire cinquante bornes en voiture pour passer cet IRM qui allait peut-être m’éclairer sur ce qui m’arrive ».
Eclairer, c’est le mot en effet.
Le long couloir que j’ai dû traverser ensuite pour retrouver la sortie était recouvert d’un voile très embué. Les essuies glaces du pare-brise n’ont pas suffi non plus à évacuer l’humidité ambiante.
Une seule chose adoucit le méchant coup du lapin que je viens de me prendre : ma victoire contre la claustrophobie. Et c’est loin d’être anodin.
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