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Tentative de conciliation

Dernière mise à jour : 7 sept. 2022


2018 : l’idée est venue en entendant les témoignages de mes consoeurs d’infortune dans le cadre de notre groupe de paroles au CHU. Elles évoquaient avec satisfaction leur passage par un centre de rééducation pour améliorer leur état et mieux vivre avec la maladie, quand celle-ci rendait la vie à deux un peu aigre.

Quatre semaines pour tenter de réinventer et réenchanter le quotidien, un « pas de côté » pour contrer le « Comme d’habitude » en clin d’œil à Cloclo. La tentative de conciliation pointe le bout de son nez quand la passion des débuts a déserté.


Un « pas de côté » symbolique qui ne serait plus ce trivial « pas de fauchage », bien connu des sépiens/nes : imaginez la jambe raide frôlant le sol qui avance de manière circulaire et latérale pour ensuite, dans un mouvement centripète, ramener dans l’axe toutes les petites poussières. Une véritable pelle à acariens. Un chiffon microfibre attaché au pied nous permet de nettoyer efficacement toutes les surfaces, même dans les coins et au bord des plinthes.

A priori, ce n’est pas le programme du centre de rééducation de nous transformer en agent d’entretien, mais je me permets d’ouvrir des perspectives qui optimiseraient la présence de certains patients, vecteurs d’un équilibre budgétaire devenu possible. Cerise sur le gâteau, une belle mise en acte de l’expression « en même temps ».

Bon là d’accord, je grince des dents.

Non, rien de vénal ni d’utilitariste dans la démarche de soin qui s’ouvre à moi. Une vraie occasion de m’aider techniquement à mieux marcher et c’est une chance à saisir. Evidemment, je m’arrange pour que deux semaines sur quatre se déroulent pendant les vacances d’automne, afin de ne pas quitter la classe trop longtemps. Logique personnelle toujours aussi amnésique de l’identité des locataires des cimetières – des gens irremplaçables. Le médecin m’avait pourtant dit que ce serait fatigant mais j’avais esquissé un sourire un peu narquois (ce sera toujours moins fatigant que de gérer les crises de certains de mes élèves et d’esquiver les chaises qui volent).

Le programme quotidien indiqué était fort alléchant et aurait fait saliver n’importe quel habitué des clubs de vacances : gym d’équilibre, WII, rameur/ vélo, immersion dans une baignoire à quinze degrés pendant trente minutes et exercices de force des jambes attelées à une diabolique machine à laquelle il faut résister.

Le tout en formule « all inclusive » : barquettes alimentaires individuelles sous blister, cafétéria avec le journal et salle de repos avec des fauteuils inclinables.

Sincèrement ravie de ce lieu plein de promesses, qui allait peut-être me permettre de gambader à grandes enjambées comme naguère. Certes, je n’ai pas connu les clubs de vacances et ai à mon avantage de manquer de normes comparatives.

J’ai également cette tendance à sublimer un gobelet plastique de café, à m’extasier devant les cristaux de sucre restés au fond ou à fixer béatement un rayon de soleil. Cette caractéristique allait en fait s’avérer précieuse pour tenir le choc. Car une question s’est rapidement imposée : faut-il vraiment souffrir pour être belle ou pour quelque chose qui en vaille la peine ?


Autant les créneaux de gym d’équilibre étaient prisés et donc rapidement inaccessibles, autant le bain d’eau froide de 30 mn était un privilège qui me semblait être réservé. Personne avant, personne après quand tout est à la chaîne par ailleurs au vu de la forte demande.


Le protocole est bien huilé : déshabillage en cabine, attente en maillot de bain devant les vestiaires et début de l’Expérience : un homme bourru, victime probable d’une ablation des muscles zygomatiques, m’ordonne sans manières de m’asseoir dans un fauteuil roulant, qu’il pousse pour traverser l’espace aquatique. Des personnes marchent, sautillent, se laissent flotter dans une piscine qui semble bien chauffée.

« - Dites, je peux marcher, vous savez ?

-Non, c’est le règlement. Si vous glissez, je suis responsable. »


Très bien mon capitaine. Quelle drôle de ressenti d’être dans un fauteuil roulant, surtout poussé par quelqu’un d’autre. Presque agréable, cette sensation de prise en charge totale, cette sensation de « vent dans le dos », quand on sait que c'est provisoire.


Nous arrivons au lieu-dit « La Baignoire », remplie à moitié d’eau translucide sans mousse ni odeur de monoï. Je savais pourtant que ce n’était pas un SPA et que l’objectif était de booster les connexions neuronales par le froid. Sauf qu’entre le savoir et le vivre, il y a la même différence qu’entre un diseur et un payeur. Tarif élevé pour cette première, limite surtaxé.

Le type m’installe sur une chaise plastique reliée à un vérin et me monte en l’air pour surplomber la baignoire.

-Dites, je peux entrer dedans toute seule, vous savez ?


Je vous fais grâce de la réponse, sans originalité. J’en profite pour faire un petit coucou de la main aux patients qui me regardent dans la piscine/jacuzzi – façon reine d’Angleterre dans son carrosse avec la lente rotation de la main (type d’attitude décalée dont je n’arrive pas à me départir avec l’âge). Toujours impassible, l’homme blasé tourne la manivelle dans l’autre sens, celui qui me fait descendre sans douceur jusqu’ à la poitrine dans une eau à 15 degrés. Autant dire que la frileuse de base faisait moins la maline.

La brûlure du froid fut immédiate et transmise à l’ensemble du corps. Je ne savais pas si j’allais crier, supplier, pleurer ou me barrer direct. Je crois que j’ai eu envie de tout cela en même temps.

Je suis restée, grelottant pendant les trente minutes réglementaires –minuteur de cuisine à l’appui - essayant de faire le vide, de me dissocier comme je sais faire et de penser à la contre-attaque du lendemain. Un objectif puéril mais qui m’a aidée à résister : attendrir le gros nounours bougon et aller chercher son humanité le couteau entre les dents.

C’est une peau bleue et toujours grelottante qui est ressortie de la baignoire quand le minuteur a sonné. Grincheux a remonté la chaise, poussé le fauteuil et posé le colis devant les vestiaires, sans le moindre mot.

Mes dents claquaient à un rythme qui dépassait toute tentative de contrôle. Il m’a fallu plusieurs heures pour retrouver une température corporelle agréable.


Le lendemain, je me suis présentée avec un livre, « Libres, imparfaits et heureux » de Christophe André. Autant joindre l’utile à l’agréable et tenter de centrer mon attention sur autre chose que la température de l’eau. Je misais aussi sur le petit effet que cela allait produire sur Droopy. Cela n’a pas raté : un sourcil a bougé quand il m’a vue débarquer avec mon livre et les deux ont joué du yoyo quand je lui ai demandé de reconvertir un tapis de mousse en table support sur toute la largeur de la baignoire, pour un meilleur confort de lecture.

J’étais en pur bluff car doutais vraiment de ma capacité à me concentrer sur deux lignes consécutives avec l’engourdissement provoqué par le froid. J’aurais peut- être dû prendre un magazine people, plus facile à comprendre, un roman-photo kitsch (pléonasme) ou tout simplement un annuaire téléphonique pour entraîner ma mémoire.


Toujours est-il que j’ai franchi le cap de la lecture, persuadée au fond de moi que les bains à venir seraient de plus en plus supportables. Consciente que mon corps allait s’habituer et que les baignades dans la Manche l’été allaient s’en trouver facilitées (ce qui s’est avéré exact par la suite).

Le minuteur a sonné, mon bourreau/sauveur a déboulé et sa sollicitude a émergé : ça a été ?

Alleluia ! Les chœurs d’église ont chanté à pleins poumons, l’organiste a tapé comme un dingue sur son clavier et la boule à facettes s’est allumée. Objectif atteint au premier essai. Je l’imaginais déjà, au terme des quatre semaines, me prendre doucement dans ses bras pour me déposer progressivement dans l’eau, avant de jouer du yukulélé à proximité. Tout de suite la folie des grandeurs…

-Oui, c’était nettement mieux qu’hier, ça finira presque par être agréable, qui sait ? (dans un autre contexte, cette phrase pourrait être une véritable violence à la virilité ; j’ai juste eu le temps de me pincer la lèvre et de contenir un spasme abdominal quand je m’en suis aperçue).


Les jours qui ont suivi ont été ascensionnels dans ma capacité corporelle à apprivoiser le froid et « la bête ». Je me suis risquée à lui poser des questions sur ses conditions de travail, sur ce qui lui plaisait dans son métier. Réponses brèves mais regard qui s’allumait, visage qui s’ouvrait (un peu -ce n’était pas l’éclate totale non plus) pour témoigner d’un boulot répétitif, « mais ça ou autre chose, hein…y a sûrement pire ».

J’ai vraiment du bol d’aimer mon job, moi. J’ai fini le séjour en marchant comme une grande vers la baignoire, avec lui à côté qui ajoutait un peu d’eau chaude dans le bain, pour le début de l’immersion. La fusion des corps et des âmes, quoi…

Cette baignoire a aussi eu une autre vertu tout aussi sociale : dès le premier midi à la cantine du Centre, des patients m’ont accostée : « c’était vous dans la baignoire ce matin ? Pourquoi vous en avez une pour vous toute seule ? On était dans la piscine à côté. »

Ma réponse sur les 13 degrés qui nous séparaient a suscité de nombreux échanges humoristiques quotidiens qui ont égayé les déjeuners et les arrivées dans l’espace aquatique.

Quatre semaines pour apprendre des autres, m’ouvrir à leurs histoires -aussi uniques qu’identiques dans l’injuste et le tragique – tenter de percevoir ce qui les aide à combattre quand tout s’effondre brusquement un jour. Une sacrée leçon d’humilité qui évite le nombrilisme et donne la force de tenir le cap.

A chaque entrée dans la grande salle à manger, j’ai eu l’impression d’être passée de l’autre côté de la glace, d’avoir quitté le monde réel – dit « normal »-pour une sorte de Cour des Miracles, celle des bannis et de ceux quasi-invisibles dans l’espace public.

Les fauteuils, cannes, déambulateurs, prothèses sont des invités d’honneur et des actionnaires majoritaires assumés ici. Mes blocages, mes représentations limitées et limitantes m’ont renvoyée à ma peur épidermique du handicap devenu visible. J’ai encore du boulot à faire – et vite - car je sais que la maladie choisira pour moi et les échéances et le timing.

Une fois la glace rompue grâce à l’anecdote peu banale du bain froid (nous étions seulement deux à avoir ce traitement à ce moment), j’ai pu mesurer que dans ce type de Centre, on va droit au but.

La frilosité verbale et les circonvolutions oratoires ne sont pas de mises :

« -T’es là pour quoi, toi ?... Lui, assis là -bas c’est l’amputé. Accident de moto ; lui, c’est Gégé, AVC ; elle qui va s’asseoir, c’est une SEP, ben comme toi, tiens. Mais elle, elle est dans les étages (c’est-à-dire en formule nuit alors que je suis en hôpital de jour -privilège d’habiter à dix minutes en voiture).


Les questions qui suivent sont sensiblement les mêmes, d’un interlocuteur à l’autre :

-ça t’est arrivé quand, comment ?

-tu restes combien de temps ici ?

Ceci pour se projeter dans l’éventualité de croisements pérennes dans un couloir, un ascenseur ou autour d’une table.

La question du milieu (quand, comment ?) peut ne jamais arriver dans un cadre professionnel et elle peut prendre des mois dans le cadre d’une amitié naissante. Ici, c’est cash et on ne se cache pas derrière son petit doigt. Tous dans le même bateau. Rame, rame, rameur, ramez….


Echange de trucs et astuces, blague potaches et humour décalé ont égrené tous les repas… ça éloigne les larmes. L’idée de monter une handi-start -up, corollaire du handisport a fait rire mes voisins de tablée, surtout quand ça s’est transformé en boîte d’Escape Game et que les fonctions ont été associées aux compétences physiques et professionnelles des convives, jusqu’aux entretiens de recrutement flash : en trois mots, madame, pouvez-vous nous convaincre de votre candidature à ce poste de … comptable/ animateur/ conceptrice de scénario/décoratrice/ chargée de communication) ?

La dame en fauteuil juste en face de moi a failli s’étouffer et une aide-soignante a dû recourir à la technique d’Hemlich pour qu’elle recrache le morceau de pain. Ça m’apprendra à dire deux conneries à la minute.

N’empêche qu’elle est revenue à la table le lendemain midi.

N’empêche que mon stage et l’eau froide n’ont pas eu l’effet escompté : épuisement physique, non amélioration de l’équilibre et apparition des premières crises de spasticité des membres inférieurs : cette sensation d’étau qui se resserre de plus en plus fort sur les jambes, devenues raides, douloureuses et presque immobiles.


La SEP n’a pas été séduite par la tentative de conciliation.

Dommage, j’ai tout donné.

Mais qui ne tente rien n’a rien. Et je n’ai aucun regret car l’antidote à la spasticité, ce sont les étirements. Ça tombe bien, il fallait que je me réassouplisse.



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