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Ma partenaire à la ville

Dernière mise à jour : 7 sept. 2022


Octobre 2019 : mon steppage et mon fauchage à la marche ne me laissent pas le choix : c’est l’heure de la canne, comme ce serait l’heure des tartines beurrées au goûter.


Autant l’idée de cette compensation visible du handicap me terrorisait jusqu’ à cet été, autant à ce moment, je me sens vraiment prête, voire pressée. Marre de devoir regarder le sol quand je marche, marre de ne plus pouvoir lever les yeux vers le ciel, marre d’avoir peur de tomber.

Chaque ballade en ville devient fatigante, anxiogène et l’anticipation visuelle de tous les obstacles potentiels rend l’évasion citadine bien contrainte. A ce stade, autant tenter le survol du centre-ville via Google ou investir dans un drône. J’ai préféré la canne, au vu de son potentiel créatif.


Résultat : c’est moi qui, pour gagner du temps, suis allée directement l’acheter à la pharmacie du coin, sans passer par une consultation en neuro.

« Bonjour, je prendrai du Doliprane s’il vous plaît, et puis, tiens, une canne aussi. »


Avec un peu de chance, si je dis la phrase très vite de manière fluide, la canne donnée sera peut-être transparente. Ou mieux : elle pourrait être une canne caméléon, qui épouse parfaitement le décor mouvant en arrière-plan. Pensée magique de niveau quatre ans. Une compensation invisible, c’est ça ma commande et je peux donner un rein en échange si vous voulez.


Concrètement, je demande la canne la plus petite, la plus discrète et la plus jolie qui soit. Ce doit être classique pour une première fois. L’option de l’étiquette « plaisir d’offrir » sur le manche me traverse l’esprit et ça me fait rire intérieurement. Je suis vraiment complètement barrée.

L’étudiant en pharmacie étale trois cannes sur le comptoir et tente de sublimer le produit, ce qui me donne l’impression d’assister à une réunion Tupperware animée par un conducteur de tractopelle.

« Nous avons donc ce modèle, qui plaît beaucoup (non mais arrêtez le sketch, quel esprit tordu a envie de se faire un kif avec une canne ?), celui -là marche aussi très bien (bon, je le lui dis, que son jeu de mot involontaire relève du pur génie ? Desproges, sors de ce corps…), et enfin, il y a la canne télescopique mais là attention, il faut bien vérifier que ce sera stable. »


Arrêtez le baratin, je prends la télescopique, surtout qu’elle a des fleurs violettes. Durée de la vente : cinq minutes, ce qui correspond à mon tempo habituel quand je m’achète un vêtement. Pas besoin d’aller en cabine, ça va aller et ça va toujours à quelques détails près.

« Vous ne voulez pas qu’on fasse un essai ? Bon, comme vous voulez. »

Oui, c’est exactement ça, c’est comme je veux et n’oubliez pas le Doliprane siouplaît.


De retour chez moi, je ne l’ai pas déballée tout de suite.

Je l’ai observée, de loin d’abord, puis d’un peu plus près, mine de rien, en passant devant. Je me revoyais au début d’une bachata, quand on danse doucement en rond avant de vraiment démarrer avec le partenaire. Il m’a fallu deux heures pour commencer à ouvrir le sac transparent et lire le mode d’emploi.

Pas mal du tout ce système de segments qui s’agrègent à toute vitesse. Cela m’a rappelée les séquences en sciences sur les aimants avec mes élèves de maternelle. Je m’amusais plus qu’eux et ne me lassais pas d’observer la force électromagnétique. Soyez sages les enfants, la maîtresse joue avec les aimants…


Là, c’est pareil. Je plie et déplie une dizaine de fois le machin et le générique de « l’Inspecteur Gadget » m’accompagne en pensée.

Cette canne est trop marrante en fait ! Je l’imagine avec des options supplémentaires : dague rétractable à son extrémité, transformant la fragile marcheuse en Mata-Hari de la self défense, poche de fumée permettant une opération camouflage, capsule de curare au cas où.

Un vrai potentiel créatif, c’est clair.

Je tiens mon sketch de présentation pour la soirée du lendemain avec mes amis proches qui en effet ont bien rigolé en secouant la tête de gauche à droite. Le pire, c’est que là aussi j’étais sincère.

Les petites fleurs violettes me plaisent bien, je trouve qu’elles ne font pas « mamie » (jusqu’à ce que je m’aperçoive que les vieilles dames raffolent de ce modèle). Et puis, j’ai la possibilité de la glisser dans mon sac à tout moment. Même si je ne le ferai en fait jamais.


Bref, je fais tourner la canne dans tous les sens dans mon salon et me sens prête pour ma première sortie en ville. De très bons amis m’accompagnent et nous sommes deux à avoir une canne – crise d’arthrose versus SEP. Je me sens moins seule et nous jouons à marcher en tempo.


Je suis d’abord frappée par ce nouveau bruit, celui de la canne tapée sur le trottoir, et réalise que nous avons, mon amie et moi, un son très différent.

L’impact au sol est primordial dans la puissance et la netteté du rendu auditif.


Il est clair que, même si je ne pilonne pas le bitume, je ne le caresse pas non plus et je retrouve quelque chose de connu, de très personnel, qui a longtemps caractérisé mon pas et mon geste d’écriture : cette même pression qui fait vibrer les parquets sur tout un étage et les tables d’amphi sur toute la rangée (le cauchemar de mes voisins d’examens – pardon), cette même pression qui confond écriture et gravure sur papier, rendant difficile l’usage recto-verso d’une même feuille, cette même pression qui bousille stylos plumes et feutres fins au bout de 30 lignes.

Ça s’était calmé avec les années mais là, je retrouve ce même bruit sec, rapide et mono-rythmé ; ça me fait du bien car au moment où mon corps me fait douter de mon identité, je sais que je suis bien la même et qu’il n’y a que moi à le savoir. Très rassurant.


Dès les premiers mètres, cette canne devient une alliée dans mon occupation de l’espace public. Jusqu’alors, même avec mon pas qui claquait, c’était toujours moi qui me décalais pour laisser passer la personne d’en face, par réflexe. Cet automatisme est devenu très inconfortable quand j’ai commencé à stepper et donc à avoir besoin d’une distance de sécurité avec le bord du trottoir et la route. Pas du tout envie de finir sous les roues d’une petite citadine. Je me suis sentie souvent démunie car rien dans mon apparence ne justifiait objectivement ce privilège de la ligne droite.


La canne m’a donné ce droit, en plus du pouvoir de rappeler à l’ordre les épaules toutes puissantes des gens pressés qui forcent le passage sans état d’âme.

« L’excroissance plastique gardienne du bon périmètre », en voilà un argument choc (pour auditeurs de France Culture, certes) !

Je sens que je vais ouvrir un site de vente avec des argumentaires adaptés aux différentes cibles marketing, corrélées au niveau d’insécurité des clients potentiels. Je visualise bien les onglets allant de « sécure » à « insécure » avec quatre niveaux graduels et, en regard, « la solution adaptée à vos besoins ».

Une piste de reconversion si l’Education Nationale me pousse vers la sortie des artistes.


Mes premières ballades seule avec cette nouvelle compagne m’ont fait découvrir la notion « d’espace public personnel » et redécouvrir la joie de marcher le nez en l’air ou a minima la tête droite.

Je sens et vois bien que les regards changent mais je suis très surprise par le peu d’impact que cela produit en moi. Je n’aurais vraiment pas parié là-dessus un mois plus tôt.

Tant pis pour le « capital séduction » qui s’effrite. Je m’en fous de plus en plus en fait. Je veux juste marcher en sécurité, c’est ma priorité.


Un événement allait me remuer les tripes quand même.


Janvier 2020 : je suis en ville avec ma canne et m’approche de la bouche de métro « Charles de Gaulle » pour y descendre les escaliers.

Comme souvent, un groupe de marginaux alcoolisés est assis sur le côté. L’un deux est en fauteuil, entouré de canettes de bières vides et sa gueule cassée témoigne d’une descente sans retour d’ascenseur.

Il éructe, avec une voix à la Johnny, sur toutes les filles qui passent, les traitant de salopes, grosses putes et autres mots d’un romantisme torride.

Il y met tout son cœur, vraiment.

Son sens de l’amour courtois fait fortement sursauter les trois étudiantes qui me précèdent et elles accélèrent le pas pour s’engouffrer dans le sous-sol, tête baissée.

Et mince… je vais y avoir droit aussi. Juste pas envie, là, vraiment. J’arrive à sa hauteur et nos regards se croisent.


L’arrêt sur image qui a suivi a fait exploser tout repère temporel et ce moment est resté gravé en moi. Mon message visuel était «allez,vas-y ; fais toi plaisir, tu vas avoir plus de temps que pour les autres parce que ne compte pas sur moi pour risquer une gamelle en voulant marcher plus vite. »

Il m’a regardée de haut en bas, canne incluse et s’est arrêté dans son élan.

a changé de regard, changé de voix, changé de visage et a sorti un « bonjour madame ». Choc viscéral.

Je me suis arrêtée en face de lui, lui ai franchement souri avec un appuyé « bonjour Monsieur, bonne journée à vous ».

L’effet canne sans doute, qui nous a fait basculer dans des salutations de magasin de chaussures de marque.

Effet d’appartenance à un groupe peut-être, celui des invalides civils.

J’avais envie d’aller lui caresser la joue mais j’ai descendu les escaliers un peu perturbée par les rouages mécaniques qui s’activaient : comment un type complètement bourré, aigri et en colère peut-il retrouver ses esprits aussi vite ? Quelle est sa part de provocation publique consciente ? Pourquoi ai-je eu un traitement aussi différencié ? Suis-je si pitoyable que cela ?

J’ai eu envie de remonter les marches pour lui demander, juste comme ça, par curiosité. Mais un peu la flemme de gravir l’escalier.


Je ne saurai donc jamais mais la tristesse non dissimulée que je vois à chaque fois dans les yeux des parents d’élèves croisés aux abords de l’école me donne un indice. J’ai envie de leur murmurer : c’est pas grave, vous savez, ne vous en faites pas pour moi.…


Non, c’est vraiment pas grave parce que cette canne est en ce moment ma béquille de verticalité et j’y tiens pour l’instant.

Le « pour l’instant » durera trois mois.


Fin mars 2020, je troque la canne télescopique à trois segments pour des cannes de marche rapide puis une vraie béquille assumée, la même que celle de « Grand Corps Malade ». En épousant mon avant-bras, cette béquille a le bruit silencieux de la sécurité enveloppante.

Les injections de toxine botulique dans le mollet qui me seront proposées en plein confinement la rendront facultative sur de petites distances – en tout cas pour un temps- mais on ne renonce pas aussi facilement à sa troisième jambe de secours.

Pas après tout ça.



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