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SEP et polysémie ou le Syndrôme de l'Enseignante Passionnée

Dernière mise à jour : 7 sept. 2022


Sentiment d’Efficacité Personnelle.

Quand on est enseignante, on peut aussi l’appeler Sentiment d’Efficacité Professionnelle, c’est presque pareil, surtout avec des élèves en grande difficulté scolaire et sociale.


2017 : quand j’ai vu ma maladie évoluer et une légère boiterie s’installer, j’ai décidé de revenir en classe, en gardant un tiers de mission de formation, après avoir exercé trois ans en tant que conseillère pédagogique. Initiative rare dans notre milieu.

L’énergie des élèves, l’engagement auprès d’eux me manquaient terriblement et j’ai décidé de prendre l’acronyme de la Sclérose En Plaques à son propre piège : dompter la SEP par ce fameux Sentiment d’Efficacité Personnelle, consubstantiel à la mission d’enseignant.

J’étais contente de mon coup d’Etat sémantique.

Tous les coups sont permis après tout face à une colonisatrice aussi fourbe que puissante. Il m’aura fallu trois autres années par la suite pour comprendre que tirer sur la corde, à savoir sur le chauffeur de l’ambulance, à savoir moi, n’empêche pas de se prendre le mur ou plus précisément un bout de pavé. Mais au moins, on aura fait une belle dernière ballade, en collectif, avec les super collègues (retrouvées le dimanche après- midi à l’école), les élèves, les parents. Vraiment sans regret.


Au moment du dévoilement de mon choix professionnel, l’incompréhension de mon inspectrice m’a interrogée sur ma démarche, qui venait des tripes mais devenait suspecte.

D’où pouvait venir cette impérieuse nécessité à « retourner au front », au « face à face pédagogique » quand beaucoup souhaitent, à un moment, s’en détacher de manière irréversible ?

Pourquoi ajouter de la fatigue à une maladie qui en est elle-même porteuse ? Surtout quand on choisit une école confrontée à une bonne dose de misère sociale et culturelle (sans les moyens déployés en REP), dont des enfants migrants, aux problématiques qui dépassent la barrière de la langue ?

Ma recherche introspective a balayé plusieurs pistes :

L’hypothèse du délire et de la mission christique apparait d’abord en lettres d’or :


- Apporter la « bonne parole » et sauver tous les enfants délaissés de la République ? On pourrait s’engouffrer dans le canyon mais… pas trop compatible avec mon agnosticisme et puis, j’ai l’habitude de répéter dans mes formations que nous sommes de passage dans la vie de nos élèves, comme ils le sont dans la nôtre. On fait ce qu’on peut, vraiment du mieux qu’on peut, mais en restant dans nos limites, pour pouvoir le faire longtemps avec la même énergie. L’éthique professionnelle chevillée au corps mais pas en mode boulet à la cheville. Donc « la Sœur Sehbée priez pour nous » peut aller se rhabiller en civil avec sa petite robe d’été pour lézarder au soleil ( elle a le droit de lire un bouquin de pédagogie quand même).


- Se sacrifier pour expier d’éventuels péchés et/ou des traits de caractère qui expliqueraient l’installation d ‘une maladie auto-immune, maladie auto- punitive qui n’est sûrement pas là par hasard ? Là, on tombe dans le propos de certains gourous qui vont systématiquement associer maladie physique et message psychique sur fond de culpabilité.

Qu’il y ait un lien corps/esprit, cela me semble évident.

Mais imaginer qu’on a tricoté sa maladie et qu’on en est donc l’unique responsable, c’est assez cruel (allez raconter ça à un enfant myopathe). Surtout quand les causes invoquées sont contradictoires selon les auteurs : SEP maladie de la sur-adaptation ou celle de la rigidité ? Bon, j’ai un peu évolué sur ce point depuis quand même et ai été chercher les clés chez moi plutôt que chez le voisin.


On oublie quand même la position sacrificielle expiatoire :finir clouée sur un tableau entre les tables de multiplication et la conjugaison des verbes au présent, avec des palmes académiques sur la tête en guise de couronne d’épines, non merci !


Après la dimension prophétique, apparaît l’hypothèse de la toxicomanie stakhanoviste. L’envie de passer ses soirées et ses week-ends à concevoir des séances d’apprentissage puis de passer ses journées à mesurer leur pertinence auprès des élèves. Remplir sa vie avec des cahiers à corriger, des entretiens avec les parents à mener, des programmes à intégrer et appliquer…

Il y a en effet de la matière dans notre métier et notre liberté d’action a son revers : l’absence de pointeuse et de supérieur qui nous sommerait d’arrêter « parce que les bureaux vont fermer, là… ».

Il n’y a pas de fond dans le puits de la pédagogie et la poulie du seau s’entretient toute seule, sans besoin d’entretien technique extérieur. De l’auto -graissage qui rend l’action inaudible et invisible. Il faut aimer travailler quand on est enseignant, n’en déplaise aux clichés. Etre accro au boulot c’est somme toute assez facile, surtout quand ce boulot a du sens.

Et c’est là que se situe le cœur, le noyau central : La passion d’aller chercher chaque élève là où il est pour le faire grandir. La stimulation de créer des situations innovantes pour motiver la classe. La satisfaction d’observer les progrès de chacun. L’émotion de voir leur regard s’allumer quand il y a le déclic de la compréhension. La joie de les accompagner, tous, dans leur différence mais dans un cocon collectif où chacun apprend aussi des autres. Sans compter la rigolade complice, celle qui détend les neurones et rend la relation pédagogique si unique.


J’ai passé le concours de professeur des écoles à 30 ans, après avoir lu par hasard un livre de Philippe Meirieu. C’est fou comment une lecture peut faire basculer une vie. Un ouvrage en a entraîné un autre, puis un autre du même auteur et ce fut quasiment mon seul bagage pour ouvrir en « candidate libre » autodidacte le Sésame de la 2ème année d’IUFM puis de la classe. J’y ai retrouvé les mêmes valeurs humanistes et les mêmes composantes de mon précédent engagement professionnel auprès des chômeurs longue durée, Rmistes, handicapés, agriculteurs surendettés… : accompagner sans faire à la place de, redonner confiance en sa capacité à apprendre, évoluer, étayer pour enlever progressivement la béquille ensuite.


Trois piliers, chers à Philippe Meirieu, ont soutenu mes actions du quotidien : L’éducabilité (chacun est capable d’apprendre et d’évoluer), la liberté (on ne peut pas forcer l’autre à le faire sans tomber dans le dressage) et la responsabilité (à nous de faire preuve d’inventivité pédagogique pour ne pas sombrer dans le fatalisme stérile).

Non, ce n’est pas une publicité pour persuader des candidats hésitants à passer des concours de moins en moins prisés. C’est une facette, centrale, du métier d’enseignant. Celle qui porte, qui nourrit et donne envie de se lever le matin. Sans nier la face sombre, celle de l’affligeant ratio « salaire/ complexité X engagement », et celle de la difficulté croissante à colmater les brèches sociales, culturelles et éducatives, entretenues par une société consumériste de l’immédiateté dont les premiers asservis sont aussi les plus fragiles.

On sait ce que l’on reçoit, pas ce que l’on donne. C’est précisément dans ce don inconditionnel que se situe, pour moi, la beauté du métier, vivifié par la diversité des situations auxquelles nous sommes confrontés. C’est ce que je suis revenue rechercher en 2017 pour me redonner de l’énergie. Et c’est aussi ce que j’ai reçu.


Les ateliers à visée philosophique, les conseils d’élèves, les tutorats tournants et/ou spontanés ont été autant de vecteurs de moments précieux d’humanité partagée, dans un contexte d’hétérogénéité de classe jamais vue en 20 ans de carrière d’enseignante et de formatrice.

Les départs précipités d’enfants pour échapper au centre de rétention ont aussi été des douleurs collectives car ils étaient devenus élèves d’une école, d’une classe, seule boussole de stabilité alors qu’ils ne savaient pas toujours où ils allaient dormir la nuit suivante. Quand on est la première enseignante d’enfants de 6 ou 7 ans, à la mention NSA (Non Scolarisé Auparavant) sur les documents de liaison , on sait qu’il faudra de l’énergie et des convictions pour les accompagner au mieux, sans délaisser les autres élèves.

J’avais et j’ai toujours les deux. Mais j’ai aussi une sapeuse de vocation, en filouterie de radar embarqué.

Progressivement mais sûrement, mes jambes résistent, mes pieds trainent et accrochent ce qui dépasse du sol (donc tout). La classe devient obstacle: un pied d’élève qui déborde de la table, un pied de chaise un peu décalé, un banc à enjamber, une table à contourner sont de vrais défis.

Les bleus sur les cuisses sont justement à la hauteur des tables d’élèves. On peut, en regardant mes jambes, mesurer le différentiel en centimètres entre les tables de CP et de CE1.

J’ai du mal à masquer mes pertes d’équilibre quand mon torse change rapidement d’orientation spatiale – important en double niveau- et j’ai une vraie trouille (de la même couleur froide que mes ecchymoses) de tomber devant les élèves.

Par chance, j’ai toujours réussi à me rattraper, en tout cas en classe. Les sorties extérieures, c'était une autre histoire.


Par chance, mes crises de spasticité au niveau des jambes attendaient le midi ou le soir.


Par chance, la canne pour venir à l’école à pied est passée comme une lettre à la poste avec mes élèves, présents et anciens, et ce, sans passer par la chorégraphie de « Born to Be Alive », qui me titille à chaque fois que je la prends (dédicace aux plus de 50 ans).


Au regard inquiet et à la question angoissée : « t’as une canne, t’es vieille, maîtresse ? », une simple réponse rieuse suffit à les soulager : « non, bien sûr que non, j’ai juste mal à la jambe, la canne m’aide à mieux marcher ». Ils sont vraiment bon public. Ils n’ont pas remarqué mon orthèse de jambe qui dépasse du jean et me donne un petit air de Robocop.

Sauf que là, avec la dernière chute, le bras cassé et le COVID19 qui s’invite dans la foulée, je commence sérieusement à douter que la bonne fée va continuer à préserver mon Sillage d’Enseignante Polyvalente. Elle est doublée sur la droite par la fée Carabosse, la « Saboteuse d’Espace Pédagogique », qui semble prendre sa revanche sur la contre-attaque du « Sentiment d’Efficacité Personnelle ».

Mais je n’ai pas dit mon dernier mot ni mon dernier acronyme.

L’avenir me le fournira et je sens qu’il sera original.



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